Marc Sanchez / Une histoire de famille


> Épisode 8 : de 1951 à 1953


1951

Pour commencer ce chapitre, voici un petit film intitulé « Escale à Oran », qui montre la ville d'Oran au tout début des années cinquante, date du début de cette histoire. Les reportages de ce type sont relativement rares, ce qui, peut-être, pourra excuser sa qualité technique parfois très moyenne. Le générique donne comme date 1952-1957 mais la date précise importe peu car l’esprit est là et, pendant ces années, les situations évoluent très lentement.

> Film : Escale à Oran, durée 16 minutes


5 février : Mariage à Oran d’Arlette Rodriguez et d’Armand Sanchez à l'Église Saint-Esprit qui se trouve sur la Place de la Bastille. Arlette à 16 ans (elle aura 17 ans deux mois plus tard) ans et Armand a 26 ans (il aura 27 ans le lendemain). Les deux témoins du mariage sont : Louis Ros(s), transporteur, qui est l'oncle d'Arlette et qui réside au 22 rue Nobel à Oran (c'est le domicile de Maria Baños Canovas, la Grand Mémé) ; et Fernand Siloin, chef cuisinier, qui habite au 12 rue Condorcet à Oran.

Armand et Arlette se connaissent depuis plusieurs années car ils ont tous deux travaillé au magasin familial, « Le Bottier Modèle » où Arlette aide sa maman à s’occuper de la clientèle depuis qu’elle a quitté l’école, à l’été 1947, à l’âge de 13 ans. Arlette et Armand étaient fiancés depuis huit mois. Arlette raconte pourtant qu’elle aurait bien aimé avoir d’autres projets de mariage, par exemple avec un jeune garçon de Bou-Sfer, prénommé Francis, pour qui elle avait le béguin… Mais sa mère, Thérèse, en avait décidé autrement et c’est à Armand, le frère de son troisième mari, qu’Arlette était promise.

À cette époque, et à l’âge d’Arlette, ce type de décision de la très autoritaire Thérèse ne se discute pas. Il est possible que ce choix ait été fait afin de conserver l’intégralité de l’activité et de l’économie du « Bottier Modèle » au sein de la même famille. En effet, celui-ci appartient aux deux frères Marcel et Armand Sanchez et ceux-ci auront ainsi épousé la mère Thérèse, pour Marcel, et la fille Arlette, pour Armand !

Le mariage sera l’occasion d’une grande cérémonie et Arlette, tout comme ses deux demoiselles d’honneur, Christiane et Marinette, portent de magnifiques robes de mariées ! Pour la petite histoire, Marinette, première demoiselle d’honneur, épousera Jeannot, le grand frère d'Arlette, trois ans plus tard, en 1954, et Christiane, seconde demoiselle d’honneur et cousine d’Arlette, épousera Henri, le petit frère d'Arlette, dix ans plus tard, en 1960.


Février : Les jeunes mariés s'installent dans leur nouvel appartement dans le centre-ville, au 5 rue Schneider. Suivant les indications portées sur l'Acte de mariage, Armand y était déjà installé avec sa maman, Dolorès, la Petite Mémé car c'est cette adresse qu'ils donnent comme étant leur domicile.

La rue Schneider est une petite rue tranquille qui relie le Boulevard Gallieni à la rue de la Paix et qui est à proximité des grandes rues commerçantes et du magasin familial, « Le Bottier Modèle », où Armand et Arlette travaillent.

L’appartement se trouve au deuxième étage de l’immeuble et il est accessible par le deuxième escalier sans ascenseur, qui se trouve au fond de l’entrée générale de l’immeuble. L’appartement se compose d’une entrée, qui donne dans un couloir desservant la cuisine qui fait face à la porte d’entrée, d'un salon, sur la gauche et d'une première chambre, au fond du couloir, qui sera pour un futur bébé. Il n’y a pas de salle de bains et les toilettes se trouvent au milieu du couloir, face au salon. En traversant le salon, on accède à la seconde chambre, celle d’Arlette et d’Armand. Toutes les fenêtres donnent dans une cour intérieure.

Dans l'immeuble mitoyen de celui de l'appartement, au 7 rue Schneider, se trouve le cinéma Century, l'un des grands cinéma d'Oran. La rue Schneider débouche dans la rue de la Paix à proximité du bel immeuble Art Déco recouvert de céramique polychrome de la Compagnie Algérienne, banque d'affaires historique d'Algérie qui fait l'angle avec l'avenue Alsace-Lorraine..



12 février : Procès à Oran de 47 militants de l’OS (l'Organisation spéciale, parti révolutionnaire indépendantiste de Messali Hadj, fondé en 1947), arrêts de travail des dockers et des ouvriers de la ville en signe de solidarité et manifestation devant le Tribunal.

Été : Comme tous les ans, depuis 1947, toute la famille va passer les vacances d’été au cabanon de Bou-Sfer. Arlette et Armand se font photographier sur les rochers bruns et rugueux du bord de mer et un œil attentif pourra relever qu’Arlette a la taille arrondie ! Elle est, en effet, enceinte de 4 ou 5 mois. Elle vient tout juste d’avoir 17 ans.



Sans date : Henri Laurent fait sa Communion solennelle à Oran. Il a 11 ans.



Samedi 22 décembre : Naissance de Marc, le premier enfant d’Arlette et d’Armand Sanchez, au 5 rue Schneider à Oran (aujourd’hui rue Aïn Temouchent), au domicile familial, comme cela était très souvent le cas à cette époque.
En effet, en Algérie, de nombreux facteurs font obstacle à l’accouchement à l’hôpital, tels que la tradition ou la simple peur du milieu médical. Une autre raison importante est le coût élevé de l’hospitalisation qui ne fait l’objet d’aucun remboursement, sauf pour les titulaires de l’AMG, l’aide médicale gratuite, ou les assurés sociaux qui sont encore très rares, au début des années 50, chez les artisans et les commerçants non-salariés (l’assurance maternité n’a été mise en place en Algérie qu’à partir du 15 mai 1950 et ne concerne que les salariés). Les risques de l'accouchement à domilice sont élevés, les sages-femmes, qui ne sont pas toujours diplômées, sont à compétence variable et ne sont pas préparées aux éventuels problèmes et imprévus qui peuvent survenir pendant l’accouchement.
Arlette raconte que, ce jour-là, le « travail » avait duré de très nombreuses heures et que l’accouchement avait été extrêmement difficile… C’est ainsi que, dans la chambre de ses parents, à 1h du matin, le petit Marc vit le jour et, finalement, malgré les risques encourus, tout se passa bien !.

> Article : L'accouchement traditionnel en Algérie

> Article : La politique de la sécurité sociale en Algérie



1952

janvier : Premier numéro de la revu « Simoun », revue littéraire, fondée à Oran et dirigée par Jean-Michel Guirao. Trente-deux numéros seront publiés entre 1952 et 1962. Le premier numéro a été imprimé à Oran en décembre 1951 et diffusé à partir de janvier 1952.
« Simoun » est la seule revue littéraire a être pubiée en Algérie pendant les années de guerre. Dès le premier numéro, elle s'affirme comme humaniste et apolitique : « Ce premier cahier de la revue Simoun, de part la diversité des auteurs et des textes, exprime notre volonté de n'appartenir à rien de ce qui divise les hommes. » (Extrait de la présentation du premier numéro).
Au fur et à mesure des numéros, elle sera pourtant proche de l'idéologie dominante de l'époque qui soutient la nécessité des colonies fançaises, mais sans jamais devenir un outil de propagande. En témoigne d'ailleurs la collaboration très régulière d'Albert Camus. Plus de 360 articles seront ainsi publiés par « Simoun », revue qui s'affirmait comme « orananise », tout au long de son histoire et ce par des auteurs algériens francophones dont les plus réguliers seront Emmanuel Roblès, Marcel Moussy ou Gabriel Esquer. Les signatures d'Albert Camus, Kateb Yacine ou Ahmed Sefrioui apparaîtront quatre ou cinq fois dans la revue.

En 1988, Jean-Michel Guirao, dans un entretien donné à « La Revue des revues », parle ainsi des origines de « Simoun »: « Il faut imaginer Oran, au sortir de la guerre, comme une ville où n'existait quasiment pas de vie intellectuelle. C'était le désert culturel. J'avais 22-23 ans ; je ne connaissais personne, si ce n'est, de nom, l'oranais Emmanuel Roblès est le tlemcenien Mohammed Dib. Dès ces années, j'ai eu l'idée enracinée en moi et la volonté de fonder une revue littéraire. Je devais bien savoir ce qu'était une revue ! Pourtant, je ne me souviens pas en avoir lu régulièrement : peut-être ai-je feuilleté, un jour, quelques vieux numéros de La Nouvelle Revue Française ?
Pendant un an, de 1950 à 1951, avec ma femme qui brûlait d'envie de voir naître cette revue dont nos conversations étaient abondamment nourries, nous avons fréquenté la galerie d'art du Primatice, où nous suivions assidûment les expositions, en compagnie d'un groupe de jeunes oranais de notre âge. Une petite communauté fort isolée, composée d'intellectuels et d'artistes tout à fait inconnus, comme Abdelkader Guermaz, Paul Vicente qui publièrent par la suite, des peintres, José Rodrigo, Diamantino Riera, Orlando Pelayo, lequel acquit la célébrité à Paris.
Nous avons alors essayé de créer une revue, mais je me suis rapidement rendu compte que nos discussions avaient tendance à s'éterniser et qu'elles n'aboutiraient jamais à rien. Comme je me sentais et me voulais un homme d'action, je me suis dit qu'il me fallait moi-même prendre la direction des affaires et c'est ainsi que je me suis jeté dans l'aventure. »

6 avril : Baptême de Marc à l’église Saint-Esprit à Oran.
L’église se trouve à quelques centaines de mètres du domicile familial, sur la belle place de la Bastille (maintenant Place du Maghreb).

Il n’existe pas de photo du baptême mais les toutes premières photos de Marc ont été prises vers l’âge de 3 mois, ce qui correspond à peu près à l’époque à laquelle il a été baptisé (à 3 mois et demi). Sur ces photos, on retrouve la belle poussette qui avait déjà été vue sur les premières photos d’Henri Laurent en… 1940 ! Il semble bien qu’il s’agisse de la même poussette qui avait donc dû être conservée avec soin par Thérèse avant d’en faire don à sa fille Arlette !



19 Juillet : C’est ce jour-là, c’est la Fête de l’eau à Oran. Enfin, l’eau douce arrive dans la ville et coule pour tout le monde dans les robinets ! C’est la fin de l’eau saumâtre et des cafés à l’eau salée lorsque l’on avait épuisé le stock d’eau douce en provenance de la région et que l’on devait recueillir le matin avant qu’il ne s’épuise. Et cela, grâce à la mise en service tant attendue d’une conduite de 150 km de long et d’1,5 mètre de diamètre, qui raccordait la ville à un barrage au sud de la ville de Tlemcen.
Dans son livre « Oran, la saga de l’eau », Edgard Attias raconte : « Le mercredi 16 juillet, l’eau douce des sources de Beni Badhel arrivait enfin dans les quartiers périphériques d’Oran : Gambetta, Eckmühl, Saint-Eugène ont bu le 16 juillet la première eau vraiment douce qui arrivait dans Oran. Finalement, le samedi 19 juillet, la conduite de Brédéa est fermée et Oran est totalement alimentée avec les eaux douces des monts de Tlemcen de Beni-Badhel. L’usine hydro électrique au pied du forage fournit 5 millions de Kwh. Le réservoir de Beni Badhel contient 73 millions de mètres cube, soit 3 années de consommation de la ville d’Oran.
Ce samedi 19 juillet, c’est l’apothéose, l’eau coule dans toutes les fontaines, avec l’anisette bien sûr. Tout Oran est dans la rue, dans une fête, une explosion extraordinaire. C’était la Fête de l’eau, une fête aux limites du fantastique. Les escaliers de la Place d’Armes sont transformés en bassins qui ruisselaient, feux d’artifice, jets d’eau, défilés, ballets, musiques, et une gigantesque anisette offerte à tous les Oranais qui avaient, pour la première fois de leur histoire, de l’eau douce qui coulait de leurs robinets. »

Été : Comme de tradition, toute la famille Sanchez se retrouve à Bou-Sfer pour les vacances d’été.
Cette fois, les vacances se passent avec un petit bébé âgé de quelque 6 mois et qui ne marche pas encore. Vêtu d’une barboteuse et coiffé d’un bob blanc, il est sur presque toutes les photos : avec ses grands-parents, Papy et Mamy, Thérèse et Marcel, avec la Grand Mémé, ou avec son Tonton Jeannot, qui a tout juste 21 ans. Sur l’une des photos, celle où il est tenu par une main anonyme, Marc est assis sur le mur d’enceinte du cabanon. Ce petit mur aux piliers surmontés de cubes posés sur leur pointe et qui faisait le tour de la maison conduisait à la terrasse qui donnait sur la mer.
Derrière Marc, on aperçoit la plage qui était à quelques mètres, mais aussi l’un des poteaux de l’ancien embarcadère où Rogelio, le papa d’Armand, suspendait au palan le bateau qu’il avait acheté en même temps que la maison, en 1942. Sur les photos, comme souvent, Marcel est en débardeur blanc et pantalon avec ceinture moire, mais Thérèse et Arlette ont de belles robes d’été et Arlette a très vite retrouvé sa taille fine de jeune fille. Et, bien sûr, la Grand Mémé est vêtue d’une longue robe noire ; jamais, il semble qu’elle n'ait porté une autre couleur.



Été : Photos de famille à Bou-Sfer.
Cette série de photographies semble avoir été prise au moment d’un départ. Tous, en effet, sont habillés pour voyager et, à l’époque, le voyage Oran – Bou-Sfer se faisait en autocar. Sur les photos, Jeannot, une valise à la main, est aux côtés de Marinette. Il a 21 ans, elle a 18 ans et il semble bien qu’ils soient fiancés. Ils se marieront deux ans plus tard. La Petite Mémé, qui a 67 ans, est aux côtés d’Armand, son dernier fils et Christiane, qui a 18 ans, est toute seule car, Henri, son cousin et futur mari qui n’est pas sur la photo, n’a encore que 12 ans !



22 décembre : Marc a un an et c’est l’occasion de faire une belle photo officielle.
C’est au Studio Morris d’Oran, qui se trouve rue d'Arzew juste à côté du « Bottier Modèle », que l’on s’adresse.
La prise de vue et la pose sont particulièrement soignées : le cran de la houpette est parfait et Marc a pour tout vêtement le ruban de satin banc qui porte la croix. La photo, réalisée en plusieurs exemplaires pour l’offrir à la famille, est mise en couleurs au pastel. Grâce aux couleurs, les cheveux deviennent blonds, les joues sont bien roses, la peau est couleur miel, les paupières restent sombres pour appuyer le regard et les lèvres écarlates sont brillantes et éclatantes. Du grand art photographique !



1953

Mars : Marc a la rougeole.

Mai : Marc a la coqueluche.

A première vue, il semble que l’année 1953 ne comporte pas d’événements familiaux importants et dignes d’être cités, à part les deux maladies de Marc ! Et, dans la photo ci-dessous, prise lors d’une promenade au jardin du Petit Vichy, il semble à nouveau en forme !


Pour la ville d’Oran, l’année 1953 est celle de la construction du célèbre Boulevard Front-de-Mer bordé de palmiers et qui deviendra le grand lieu des promenades du dimanche des Oranais. Il offre une belle vue panoramique toute la baie d’Oran, sur la colline de Santa-Cruz et sur le port de commerce et ses grands cargos.



22 décembre : Marc a 2 ans. Arlette, Christiane et Marc se font photographier, certainement au jardin du Petit Vichy ou sur la promenade de l’Étang. Arlette et Christiane ont 19 ans. Situé à deux pas de la rue Schneider par le Boulevard Gallieni, le jardin du Petit Vichy est le grand lieu de promenade des familles. Espaces verts, grands arbres, nombreux bancs publics, petits ânes pour promener les enfants, manèges et balançoires, il y a tout ce qu’il faut pour promener et distraire le petit Marc !



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